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à toi Lwennas
Trop rares sont les poèmes de Matoub Lounès où la vie privée du chanteur soit assez éloignée des thèmes majeurs qu’il a eu l’occasion de traiter dans sa courte mais exaltante vie.
La fin du dernier concert du Grand MATOUB avant son lâche assassinat
Au cours d’une carrière artistique qui s’étale sur environ vingt ans- et que seul son destin tragique a pu arrêter à Tala Bounane un certain 25 juin 1998 - Matoub a carrément bouleversé le cours de la chanson kabyle en lui apportant un souffle nouveau marqué par la fougue et le rythme de la jeunesse, l’esprit rebelle et une sensibilité à fleur de peau. Pourtant, en venant à la chanson, il n’a pas trouvé le terrain vierge. Au contraire, une génération post-Indépendance, pleine d’énergie et d’imagination, a pu s’imposer auprès d’un auditoire assoiffé des mots du terroir et des rythmes ancestraux, catégories artistiques niées et malmenées par la culture officielle imposée par le parti unique. Ainsi, Aït Menguellet, Ferhat Imazighène Imula et Idir ont pu se mettre au diapason des aspirations de la jeunesse de l’époque, et le cours des événements a fait d’eux- peut-être à leur corps défendant- des ‘’porte-paroles’’ attitrés d’une population déçue par l’ère de l’après-Indépendance faite d’arbitraire, de népotisme, de négation des libertés et de l’identité berbère. C’est dans ce contexte, dont le début de maturation peut être situé aux alentours de 1977, année du double trophée de la JSK (Coupe d’Algérie et championnat) qui a vu une jeunesse kabyle enthousiaste et déchaînée cracher les quatre vérités au président du Conseil de la révolution présent sur le stade du 5-Juillet à Alger. Pour punir la région pour une telle ‘’indiscipline’’, le gouvernement rebaptisa la JSK du nom de la JET (Jeunesse électronique de Tizi Ouzou), sujet qui fera l’objet d’une chanson de Matoub.
Après les premières chansons où se mélangent amour, ambiance de fête et rébellion primesautière, thèmes bâtis sur des textes généralement courts et des rythmes vifs, Matoub Lounès épousera la ‘’courbe’’ des événements en s’en faisant parfois le ‘’chroniqueur’’, le commentateur et l’analyste.
Le premier et le plus important événement que Matoub a eu à vivre dans sa région, alors qu’il était âgé d’un plus de vingt-cinq ans, était bien sûr le Printemps berbère d’avril 1980. Pour toute la population de Kabylie, et même pour l’ensemble du pays, avril 1980 est considéré comme le premier mouvement sortant des entrailles de la population après l’Indépendance du pays en 1962. Tout ce qui s’est passé avant cette date- fussent-elles des émeutes- était circonscrit aux luttes du sérail et était géré en tant que tel. Le Mouvement berbère de 1980, qui a commencé en mars et dont les plus gros troubles se sont étalés sur quatre mois- en vérité, ce Mouvement n’a jamais pris fin et tout ce que vivra la Kabylie des décennies plus tard est frappé du sceau d’avril 80-, allait constituer le bréviaire et le champ d’action de la poésie de Matoub. L’Oued Aïssi, Si Skikda i t n id fkène, et d’autres chansons aussi émouvantes et fougueuses les unes que les autres, sont le point de départ d’un parcours de chanson engagée que ne démentiront ni le temps ni les événements. ‘’Engagé’’, une épithète certes galvaudée, par le pouvoir politique d’abord- car il place et classe tous ses courtisans, artistes ou autres faux intellectuels, dans cette catégorie tant ‘’convoitée’’- et ensuite par de médiocres chansonniers à la recherche d’une hypothétique gloire qui viendrait, si c’est possible, de la débordante générosité du sérail. Mais tel que défini initialement, Matoub répond parfaitement- et jusqu’au drame- aux canons de l’engagement.
Partant de ce constat irréfutable, il s’avère que c’est sans grande surprise que l’on découvre à quel point la vie personnelle, et même intime, du chanteur vient se mêler, s’imbriquer et parfois se confondre au destin collectif que Matoub met en scène dans ses poèmes. Et ce n’est pas par hasard que les chansons qui excellent dans se genre d’ ‘’amalgame’’ volontaire soient les plus volumineuse, les plus longues. Que l’on s’arrête sur Azrou n’Laghriv’ (1983), Ad Regmegh qabl imaniw (1982) et l’inénarrable A Tarwa n’Lhif (1986). Toutes les trois portent la marque d’une errance de l’auteur- ou se mêlent éléments réels et quelques séquences de fiction poétique- associée à l’épopée de toute une région, un pays, une nation. D’autres textes plus courts adoptent la même architecture : A y ammi aâzizène, ayn akka tghabedh ghef allan ?, Tkallaxm-iyi di temziw, xellasgh awen ayn ur d ughagh, Ugadegh ak Rwin…, …etc. En nous penchant spécialement sur le cas de Ad Regmegh qabl imaniw (1982), nous constatons clairement que presque la moitié du texte concerne la vie personnelle de l’auteur. Il en fait un prélude auquel il associe une mélodie et une musique bien spécifiques. Lorsqu’il prend l’élan pour aborder le joyau du thème du poème, il force la cadence, décrit le parcours et le destin du pays, s’attaque aux faussaires, aux tyrans et aux corrompus. Mais la trace de l’individu- de l’auteur doit-on dire- ne disparaît pas pour autant. L’on a l’impression que Matoub évite et abhorre même la description impersonnelle. Elle rendrait peut-être froid le portrait et moins persuasif l’argument. C’est pourquoi, en filigrane, le narrateur se met toujours en évidence et témoigne, prend acte, prend à témoin, déplore, dénonce, met à nu, fustige, ironise. Dans ce conglomérat d’événements et de situations, le narrateur prend une position-clef dans le processus de décryptage.
Dans ce genre de pièces ressemblant à une grande épopée, le lyrisme et la touche personnelle semble dépasser le simple souci du décor littéraire. Il participe d’une vision où le destin personnelle n’est pas un simple ‘’prolongement collatéral’’ du fatum collectif. Les deux situations fusionnent pour former une seule contingence conditionnée par l’histoire, la culture et la politique.
Dans son élan de sincérité ordinaire, il aspire à une justice immédiate et la réalise sur-le-champ. Il s’afflige des remontrances et des insultes avant de s’adresser à ses compatriotes pour leur reprocher leur comportement politiquement suicidaire et historiquement sans issue.
Il prend son courage à deux mains et dit avoir ‘’teinté sa figure avec la suie d’un brandon’’, pour signifier qu’il ne reculera devant aucune gêne factice ni aucun sentiment de pudeur mal placée. ‘’Lavons notre linge sale hinc et nunc (ici et maintenant)’’, semble-t-il suggérer. L’audace et la bravoure de se regarder les yeux dans les yeux réclament d’aller jusqu’au fond des choses et parfois loin dans le temps. C’est ce que Matoub insinuait dans une autre chanson en déplorant que l’occupation de Fort-National en 1857 par l’armée française relevât, en partie, d’une traîtrise de quelques éléments de chez nous. Le sort de l’individu tel que décrit par Matoub dans le texte-prélude plonge dans la déréliction humaine : sur lui le malheur tombe dru comme la pluie d’automne ; il est noirci par les épreuves de la vie et traîne dans la fange. Adverse fortune qui fait de lui un adepte involontaire du mal et un ennemi des belles choses. Errant pieds nus par les bois et maquis, il n’a su distinguer la lumière des ténèbres ; sans progéniture, il se voit déjà sans héritier. Brisant toutes les brides qui l’entravaient, il décide d’aller quêter la vérité sur le pays et ses héros injustement exilés ou assassinés. Ici, les allusions sont à peines voilées. Mais pour ceux qui ont suivi les événements des années 60 et 70, ce ne sont plus des allusions ; ce sont des repères spatiaux et chronologiques. Matoub prend son bâton de pèlerin et se rend à Madrid où fut tué Mohamed Khider, un héros de la Révolution algérienne. De là, il compte révéler les lugubres scandales des autorités politiques algériennes qui ne savent réduire le rival politique qu’en le trucidant. Le périple conduit le narrateur en Suisse où est censé être déposé l’argent de la nomenklatura acquis par la rapine et la corruption. De là, il passe en Allemagne où le grand révolutionnaire Krim Belkacem, exilé dans ce pays, fut étranglé dans sa chambre d’hôtel par des ‘’inconnus’’.
Le texte se poursuit par un réquisitoire contre le régime du parti-État qui avait confisqué les libertés, la dignité et l’identité des Algériens. Les votes organisés par le FLN étaient des scrutins à la Naegelen, soit comme le dit la gouaille populaire de l’époque : ‘’Un vote massif pour oui bessif’’. Mais Matoub ne ménagera personne. La désunion et les éternelles rivalités entre les Kabyles ont fortement contribué à installer chez eux la débandade et la défaite.
Dans la veine du texte de Ad Regmegh qabl imaniw, Matoub a su élaborer d’autres chansons d’inégale volume tout au long des années 80 et 90. A chaque fois, le nouveau contexte enrichit le poème des nouveaux repères et événements lui servant de support : emprisonnement des leaders kabyles en 1985 (Ligue des Droits de l’homme et Enfants de chouhada), Journées d’Octobre 1988 où Matoub lui-même reçut une rafale de kalachnikov, émergence de partis politiques islamistes- en particulier le FIS-et avènement du terrorisme islamiste dont il sera la victime (kidnappé en 1994).
On remarque que, au-delà d’une certaine vision poétique ou de représentation des choses qui assimile destin collectif et destin individuel, Matoub a eu à vivre physiquement, dans moult situations, cette forme d’imbrication de destins. Privilège de poète rebelle et provocateur- au sens katébien du terme- ou simple et éblouissante contingence, le résultat étant, en tout cas, des plus délicieux. Lorsque la métaphore s’incarne dans le corps et le geste de la réalité, elle prend les dimensions de la geste et du verbe démiurgiques.
En hommage aussi à Moussa Ould Taleb, traducteur en kabyle du Fils du pauvre, mort trop tôt à l’âge de 50 ans le 4 février dernier.
Le 15 mars 1962, soit trois jours avant la signature des Accords d’Evian qui allaient mettre fin à la guerre d’Algérie, l’Armée de l’Organisation Secrète (OAS), farouchement opposée à toute idée de l’indépendance de l’Algérie, prit d’assaut le Château-Royal à El Biar où s’étaient réunis les inspecteurs des Centres sociaux, un organisme crée par Jacques Soustelle avec l’assistance de Germaine Tillion. Les assaillants firent sortir six personnes en les appelant par leurs noms pour les aligner face à un mur et les fusiller. Les six inspecteurs sont : Mouloud Feraoun, Max Marchand, Marcel Basset, Robert Eymard, Ali Hamoutene et Salah Ould Aoudia.
Ces inspecteurs faisaient partie de ceux qui espéraient fonder un dialogue culturel entre les communautés en présence en aidant les plus pauvres et les plus démunis. Ils voulaient servir de passerelle entre ceux que l’histoire et les vicissitudes de la vie opposaient par les armes. Une entreprise humaniste bâtie sur la fraternité et la paix. Ils étaient sans aucun doute les victimes expiatoires d’un ordre violent, imparable et irrésistible inscrit sur le fronton d’un pays qui n’avait d’autre alternative pour accéder à sa liberté que l’ultime solution : la révolte armée. Les Ultras ne pouvaient imaginer un seul instant, qu’après 132 ans d’occupation, de jouissance de privilèges et de négation de l’indigène, il puisse surgir un nouvel ordre qui redonnerait la dignité aux autochtones et la parole aux gueux.
Dans une lettre à Emmanuel Roblès, écrivain et ami de M. Feraoun, Ali Feraoun écrit à propos de son père, le lendemain du drame : "Je l’ai vu à la morgue. Douze balles, aucune sur le visage. Il était beau, mon père, mais tout glacé et ne voulait regarder personne. Il y en avait une cinquantaine, une centaine, comme lui, sur les tables, sur des bancs, sur le sol, partout. On avait couché mon père au milieu, sur une table".
Jean Amrouche, moins d’un mois avant sa mort le 16 avril 1962, écrivait dans un message : "Traîtres à la race des seigneurs étaient Max Marchand, Marcel Bassset, Robert Eymard, puisqu’ils proposaient d’amener les populations du bled algérien au même degré de conscience humaine, de savoir technique et de capacité économique que leurs anciens dominateurs français. Criminels, présomptueux, Mouloud Feraoun, Ali Hamoutene, Salah Ould Aoudia qui, s’étant rendus maîtres du langage et des modes de pensée du colonisateur, pensaient avoir effacé la marque infâmante du raton, du bicot, de l’éternel péché originel d’indigénat pour lequel le colonialisme fasciste n’admet aucun pardon. Voilà pourquoi les six furent ensemble condamnés et assassinés par des hommes qui refusent l’image et la définition de l’Homme, élaborées lentement à travers des convulsions sans nombre par ce qu’il faut bien nommer la conscience universelle".
Dans l’introduction à la réédition par l’ENAG de
Le fils de Salah Ould Aoudia, Jean-Philippe, ne cesse, lui, de chercher la vérité à propos de ce massacre et de réclamer que justice soit faite. En 1992, il fit paraître un livre intitulé : L’Assassinat de Château-Royal (éditions Tirésis) du nom du lieu qui abritait les Centres sociaux. Dans une contribution qu’il a faite à l’ouvrage collectif “Elles et Eux et l’Algérie’ (éditions Tirésias-2004), il note : "Le massacre des Centres sociaux éducatifs est un acte dont les tueurs sont tous si fiers qu’à ce train-là tous les sicaires de cette organisation déclareront un jour qu’ils ont tiré sur les six enseignants des Centres sociaux éducatifs. En toute impunité !
En effet, je ne peux pas, juridiquement, poursuivre un seul de ces onze ‘’salopards’’ qui s’autoproclament assassins de mon père et de ses compagnons. Cette indécente impunité des criminels trouve son origine dans les quelque soixante articles détaillant les lois d’amnistie successives qui témoignent de la bienveillance de
Merci aux généreux dispensateurs d’amnistie…
Ces pardonneurs, toutes tendances politiques confondues, animés du seul souci de l’unité de la nation, se sont-ils préoccupés de ce que pouvait ressentir les citoyens hostiles à l’OAS et les victimes de cette organisation terroriste ? Et que dire de l’écoeurante complaisance à l’égard des tueurs de l’organisation que celle des médias qui écartent systématiquement le contrepoids que pourraient constituer les témoignages des victimes, face à un Jacques Susini, par exemple, pilier des émissions sur l’OAS et directement impliqué dans le crime de Château-Royal ?
L’affaire du général Aussaresses est significative de la prééminence du bourreau au sein de notre société (…) Eh bien, sans que rien ne nous ait préparé, il a suffi qu’un vieux général borgne proclame haut et fort les multiples exactions par lui commises et ordonnées à ses équipes de ‘’spécialistes en liquidation sommaire’’ pour que l’opinion publique franchisse cet obstacle qu’on pensait insurmontable et admette que la “question’’ préalable avait été restaurée par
Une salle Mouloud-Feraoun au ministère français de l’Education
Depuis le 12 décembre 2001, une salle du ministère français de l’Éducation (au 101, rue de Grenelle) portant sur son fronton les noms de Max Marchad et Mouloud Feraoun est dédiée aux six inspecteurs des services sociaux assassinés par l’OAS le 15 mars 1962. La cérémonie d’inauguration de
Lors de la cérémonie d’inauguration de
Mémoire des deux rives
Abordant le volet de l’histoire charrié par le souvenir des six martyrs du Château Royal, Jack Lang dira dans L’Humanité du 12 décembre 2001 : "C’est pour une façon d’affirmer que cet événement tragique est une authentique page d’histoire que nous donnons à méditer aux enseignants, aux élèves, à leurs familles, et, au-delà, à l’ensemble de nos concitoyens. Il ne s’agit pas ici de rouvrir le dossier de la guerre d’Algérie ni de raviver les conflits et les antagonismes. Jamais, en outre, l’Éducation nationale n’a eu et n’aura une conception justicière de l’histoire. Mais, nous souhaitons rappeler fortement aujourd’hui que l’histoire est faite de l’expression, de la confrontation, de la circulation et de la reconnaissance mutuelle des mémoires ". Il ajoutera que cet hommage est " surtout pour l’Éducation nationale une façon de rappeler que des figures venues des deux rives de
Les confessions de Feraoun
Mouloud Feraoun a eu beaucoup d’entretiens avec des journalistes ou des écrivains illustres à l’image d’Albert Camus. Il a même un enregistrement à la télévision (ORTF) datant de la fin des années 50. Pour un homme de lettres, cela fait partie des activités ordinaires liées au métier tendant à susciter débats et controverses et allant, aussi, dans le sens de la promotion de sa propre production.
Pour Mouloud Feraoun, l’entretien journalistique n’obéit pas à une simple formalité dictée par ‘’le marketing’’, pourtant nécessaire, ni à un ludique échange de questions/réponses. C’est plutôt la continuité, le prolongement de l’homme lucide, humble et humaniste qui s’était investi dans l’écriture, l’éducation des jeunes générations et la promotion des Centres sociaux. Quatre jours avant le cessez-le-feu, il paya de sa vie sa générosité, son engagement humaniste et son honnêteté intellectuelle.
Mouloud Feraoun a été un témoin privilégié d’un des conflits les plus sanglants du 20e siècle après les deux Guerres mondiales. Témoin ? Pas seulement. Dans la tourmente indescriptible où il n’y a pas que des héros et des traîtres, l’écrivain devient acteur même si, par des efforts surhumains, il essaie de casser les ressorts de cette dichotomie et de ce manichéisme réducteurs. Pour cela, il suffit de feuilleter le Journal que Feraoun avait tenu entre 1955 et 1962 pour se rendre compte des déchirements et de la lucidité précoce du fils de Tizi Hibel.
L’environnement journalistique, à la périphérie de la littérature, qui régnait pendant la fin des années 40 et tout le long des années 50 était caractérisé par le réveil de la conscience européenne faisant suite à la déchéance des valeurs humaines et morales ayant marqué
Les grands auteurs ayant marqué ce bouillonnement médiatico-littéraire étaient, entre autres, Jean-Paul Sartre, Albert Camus, André Malraux, Simone de Beauvoir, Raymond Aron, André Gide et François Mauriac (ce dernier était le premier à utiliser, dans le journal Le Figaro le terme Holocauste, avec grand H, pour désigner le massacre des Juifs par les Nazis. En hébreu, c’est
Mouloud Feraoun, écrivain ‘’indigène’’, instituteur du bled ayant décroché une place au soleil, ne fait pas partie évidemment de cet ‘’aréopage’’ même s’il est pétri des mêmes valeurs humanistes, laïques et républicaines que ces illustres hommes et femmes de lettres. Comme il l’exprime dans ses œuvres et dans ses entretiens, Feraoun traite de l’homme kabyle, de
M. Mammeri s’adresse à Feraoun en ces termes : “Mais, vieux frère, tu en a connu d’autres ; tu sais que pour aller à Ighil Nezman, de quelque côté qu’on les prenne, les chemins montent. Et puis après ? Tu sais aussi que les hauteurs se méritent. En haut des collines d’Adrar n Nnif, on est plus près du ciel."
Tahar Djaout dira de lui : “Malgré cette carrière brisée (par la mort),M.Feraoun restera pour les écrivains du Maghreb un aîné attachant et respecté, un de ceux qui ont ouvert à la littérature nord africaine l’aire internationale où elle ne tardera pas à inscrire ses lettres de noblesse. Durant la guerre implacable qui ensanglanta la terre d’Algérie, M.Feraoun a porté aux yeux du monde, à l’instar de Mammeri, Dib, Kateb et quelques autres, les profondes souffrances et les espoirs tenaces de son peuple.
Parce que son témoignage a refusé d’être manichéiste, d’aucuns y ont vu un témoignage hésitant ou timoré. C’est, en réalité, un témoignage profondément humain et humaniste par son poids de sensibilité, de scepticisme et d’honnêteté. C’est pourquoi, cette œuvre généreuse et ironique inaugurée par ‘’Le Fils du pauvre’’ demeurera comme une sorte de balise sur la route tortueuse où la littérature maghrébine a arraché peu à peu le droit à la reconnaissance. C’est une œuvre de pionnier qu’on peut désormais relire et questionner’’.
Une philosophie de la vie
Nous avons pu retrouver deux entretiens, séparés par 12 années d’intervalle, que Feraoun avait accordés au journal L’Effort algérien du 27 février 1953 et à un numéro des Nouvelles littéraires datant de 1961.
Dans Les Nouvelles littéraires, Feraoun répond à la question ; ’’Quel est le problème de notre époque qui vous préoccupe le plus ?’’ " Le plus important, dit-il, paraît être celui de la liberté et de la dignité de l’homme qui suppose, pour être réglé, que soit réglé avant lui et en toute urgence le problème de la faim et de l’ignorance. Mais, singulièrement, la paix du monde est toujours troublée ou dangereusement menacée par ceux-là mêmes qui proclament chaque jour leur désir et leur intention de résoudre cet important problème de la liberté et de la dignité de l’homme".
A la question "La mort vous obsède-t-elle ?", Feraoun répond avec une déconcertante lucidité : "J’y pense quotidiennement ;elle ne m’obsède pas. L’obsession de la mort a inspiré de belles pages à Pascal sur le ‘’divertissement’’, mais un homme raisonnable n’a aucune inquiétude".
‘“J’ai 48 ans. J’ai vécu 20 ans de paix. Quelle paix ! 1920-1940. Et 28 ans de guerres mondiales, mécaniques, chimiques, racistes, génocides. Non, vraiment, on ne peut pas être optimiste sur l’avenir de l’humanité. On en arrive à penser constamment à la mort, à l’accepter dans sa nécessité objective. Encore un fois, il ne s’agit pas d’obsession”.
Quel est le personnage historique que déteste le plus Feraoun ? Dans sa réponse, il ne désigne personne en particulier, mais il s’en prend à des catégories, à des vocations : "Les prophètes et leur fanatisme, les dictateurs et leur sectarisme, les politiciens et leurs mensonges".
Au fond de l’âme kabyle
Concernant la littérature proprement dite, Feraoun donne son avis sur le roman : "Pour moi, le roman est l’instrument le plus complet mis à notre disposition pour communiquer avec le prochain. Son registre est sans limite et permet à l’homme de s’adresser aux autres hommes : de leur dire qu’il leur ressemble, qu’il les comprend et qu’il les aime. Rien n’est plus grand, plus digne d’envie et d’estime que le romancier qui assume honnêtement, courageusement, douloureusement son rôle et parvient à entretenir entre le public et lui cette large communication que les autre genres littéraires ne peuvent établir (…) Le romancier, comme le poète et le peintre est digne d’envie. J’aime conter. J’ai peut-être du talent. Je voudrais bien me croire doué. Je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, j’ai beaucoup de choses à dire et tout le reste de ma vie pour cela. La somme d’efforts que mes ouvrages exigeront de moi sera toujours compensée par la joie que j’éprouverai à les écrire. J’écris donc d’abord pour moi. Mais, mon secret espoir est que cela touchera un jour quelqu’un ou beaucoup d’autres.
Dans L’Effort algérien, Feraoun parle de sa première expérience littéraire, de lui-même et de ses moments d’écriture :
"J’ai écrit ‘’Le Fils du pauvre’’ pendant les années sombres de la guerre, à la lumière d’une lampe à pétrole. J’y ai mis le meilleur de mon être. Je suis très attaché à ce livre, d’abord je ne mangeais pas tous les jours à ma faim, alors qu’il sortait de ma plume ; ensuite parce qu’il m’a permis de prendre conscience de mes moyens. Le succès qu’il a remporté m’a encouragé à écrire d’autres livres (…) Il faut ajouter ceci : l’idée m’est venue que je pourrais essayer de traduire l’âme kabyle. J’ai toujours habité
Quand et comment Feraoun écrit-il, sachant qu’il est d’abord un fonctionnaire de l’enseignement ? "Je consacre ma journée à ma tâche professionnelle. J’écris mes livres la nuit et les jours de congé. Je noircis presque tous les jours de trois à quatre pages, sauf quand l’inspiration me fuit. Dans ce cas, je n’insiste pas.
Je commence par établir une grossière ébauche du livre. Et c’est en écrivant que j’ordonne mon récit. En gros, je sais où je vais. Mais, au fur et à mesure qu’avance le travail, survient des scènes et des situations que je n’avais pas prévues.”
Feraoun parle des livres qu’il aime lire :’’J’ai beaucoup lu, et de tout. Je goûte les livres vraiment humains, ceux où l’écrivain a essayé d’interpréter l’homme dans toute sa plénitude. Car, l’homme n’est ni franchement bon, ni franchement mauvais. L’écrivain, voyez-vous, n’a pas le droit de parler des hommes à la légère".
D’une probité exemplaire et d’une honnêteté intellectuelle rarement égalée, Mouloud Feraoun a été l’un des premiers qui ont placé la kabylité dans l’orbite de l’universalité et qui ont porté un regard humain et lucide sur sa société et les forces prométhéennes qui la travaillent. Enfin, en matière d’esthétique de l’écriture, il aura été une école que beaucoup d’autres écrivains du Maghreb ont essayé de faire leur.
Après l’avoir adopté dans toute sa dimension au début de l’indépendance, l’école algérienne du 3e millénaire a tourné le dos au “Fils du pauvre’’, comme elle a tourné le dos aux valeurs humaines, républicaines et modernes qu’il incarnait. Seuls quelques enseignants, dans leur “solitude pédagogique’’, continuent amoureusement à dispenser les belles et bénéfiques pages de Fouroulou.
Feraoun et Tizi Hibel vus par Wadi Bouzar
Au milieu des années 70, Wadi Bouzar, essayiste, docteur d’Etat ès Lettres et Sciences humaines, a procédé à une enquête pour connaître davantage Feraoun, l’homme, le villageois. Quoi de plus instructif et de plus exaltant pour réaliser une telle ambition que de se rendre dans le village de Tizi Hibel qui a vu naître Fouroulou et qui le reçut sous sa digne terre après son assassinat par l’OAS ? Il a consigné les impressions de voyages dans son volumineux ouvrage
"C’est d’abord sa tombe que nous avons trouvée à l’entrée du village. La mort d’un homme nous diminue tous ; plus, celle d’un écrivain (…), plus encore celle d’un chahid, d’un martyr.
Maintenant, nous sommes à l’école primaire du village. Il est tôt. Trop tôt. Nous attendons un enseignant. On nous a installé dans une classe. Le père de l’enseignant qui nous a accueilli nous a déjà fait servir un café fumant. Sur le même mur où est fixé le tableau noir, est écrite une phrase du Petit prince. Puis, un article intitulé l’Héritage de Feraoun. Un vieux poêle, comme dans ces écoles d’autrefois, sérieuses et aux maîtres souvent intègres dont l’enseignement véhiculait une idéologie discutable. Quelques papiers. Ce sont les vacances de fin de trimestre. Vieux pupitres noirs burinés comme des visages humains éprouvés par de saines intempéries. Les fameux encriers- en porcelaine ou non- blancs.
Les lieux, la permanence des lieux : nous pensons que M. Feraoun est venu ici, y a exercé, peut-être s’est-il même assis là un jour ou l’autre, à ce pupitre de la première rangée, bavardant avec un collègue ou corrigeant un texte d’élève, puis, plus rien, l’homme disparaît. Des pierres, des murs, des meubles, des objets, une tombe subsistent. Et la mémoire et l’intérêt des autres. Rare intérêt, car si désintéressé, de ceux qui font revivre les morts. La mémoire des vivants n’est-elle jamais faite que de celle des morts ? Ou au moins trouve-t-elle là dans les souvenirs, ses motivations les plus profondes, les instances fondamentales autour desquelles peut s’organiser une vie, la vie, et qui font qu’un homme écrit en pensant à ses proches parce qu’il sait qu’ils sont morts ou qu’ils mourront et qu’il mourra. L’écriture, celle du préposé à l’état civil, celle du greffier de tribunal, celle de l’écrivain ou du sociologue…est toujours un défi à la mort, un pari pour, au moins, perpétuer davantage le souvenir des vivants. Elle est résistance à la mort. Elle n’accepte pas la mort. Et qui l’accepte sinon par résignation suprême ou par défi de son défi ?
Nous sortons de la classe. La cour est vaste. Décidément, il est bien tôt en ce matin d’avril. Les enfants entourent la voiture. Nous demandons aux enfants : ‘’Comment s’appelle votre école ?’’. ils disent : ‘’L’école de Tizi Hibel’’. Nous reprenons : ‘’Elle ne s’appelle pas Mouloud Feraoun ?’’Ils disent :’’Oui, Mouloud Feraoun’’. Le village est plus important pour eux que l’homme. Un jour, l’homme et le village seront davantage associés dans leur esprit. Ils sauront qu’écrire c’est important (…)
Comme le montre notre plan et comme, bien avant, le laissaient entendre les descriptions de Feraoun, le village de Tizi Hibel s’étire en longueur. Ou encore, il a la forme d’un navire dont la proue serait constituée par le plateau de l’escargot (Agouni Arous). La vue que l’on a depuis l’entrée, en venant de Tagamount Azouz, rend compte de son étalement et de son étagement. On monte, on descend, on remonte, on se ‘’stabilise’’.
La rue du village est aussi la route goudronnée qui le relie à ses ‘’ailleurs’’. Si elle est passge pour les gens et les bêtes, elle l’est également pour les véhicules. Elle reste ‘’immergée dans la nature’’, quoique moins que du temps de Feraoun. Il n’y a pas d’emplacement assez large sur cette route pour qu’à Tizi Hibel un car puisse tourner. On va prendre le car au village voisin de Tagamount Azouz. De là,Il existe deux à cinq départs quotidiens pour le chef-lieu de wilaya, Tizi Ouzou.
“Avant, Tizi Hibel faisait partie du douar de Beni Mahmoud qui, avec le douar de Beni Aïssi et celui de Beni Douala, constituaient la commune de Beni Douala. En ce temps-là, disent les anciens, on se connaissait de village en village, de douar en douar…’’. Maintenant, le village de Tizi Hibel fait partie, ainsi que trente-deux autres villages, de la commune de Beni Douala.
Tizi Hibel est formé de trois hameaux : Tizi Hibel au centre, Agouni Arous à l’ouest, et Tagragra, encore appelé le villages des marabouts, plus à l’ouest. Tagragra étant très éloigné et situé à un niveau bien plus bas, c’est Tizi Hibel qui est le plus élevé à
En face de l’école de Tizi Hibel, mais à une certaine distance, se trouve ‘’Anar El Djamaâ’’ (l’aire de la mosquée). Là, un vieil homme battait son grain et fut enterré. Tout à côté de la tombe, il y a un olivier et un chêne brisés de vieillesse. Ces arbres sont réputés ‘’intouchables’’. Les gens ne brûlent pas ce bois. Mais des femmes passent, embrassent l’olivier avec la main. L’olivier sauvage est vénéré. Il semble qu’ ‘’avant’’, quand il y avait une sécheresse, des femmes ‘’de tout âge’’ apportaient et préparaient là des aliments pour solliciter la pluie. Un assez jeune villageois dit, parlant au présent : “ça réussit à tous les coups.’’
Dans le hameau d’Agouni Arous, existe également un micocoulier vénéré. Mais, bien plus loin d’Agouni Arous et des deux autres hameaux qui composent Tizi Hibel, on rencontre le même fait à l’entrée du village des Beni Yenni".
L’enquête de Wadi Bouzar est étalée sur plus d’une centaine de pages où il a eu l’occasion de s’arrêter sur tous les aspects de la vie sociale, culturelle et culturelle de Tizi Hibel et des villages environnants au milieu des années 70. Il y expose le tableau de la vie des habitants au moment de son déplacement sur les lieux et tel qu’il se présentait autrefois en se basant sur les déclarations et témoignages. C’est, en quelque sorte, une plongée dans le bain où Feraoun a été élevé. Le livre de Wadi Bouzar, une précieuse étude sociologique et culturelle préfacée par le sociologue Jean Duvignaud et comportant deux volumes (819 pages), est aussi composé d’autres chapitres relatif à Jean Amrouche, la vie en milieu nomade des Hauts-Plateaux, etc.
Feraoun traduit en…kabyle
Plusieurs tentatives, les unes plus heureuses que d’autres, de traduire Mouloud Feraoun dans la langue des siens, le kabyle, ont été faites par des amateurs, des dilettantes ou des passionnés du verbe kabyle. Il semble que le premier élan primesautier des traducteurs du français au kabyle aille toujours vers les œuvres de Feraoun. Les raisons sont sans doute nombreuses : style réaliste et processus narratif qui offrent plus de facilité, cadre du déroulement des romans de l’auteur (Kabylie) et surtout une certaine âme kabyle, une authenticité que l’on retrouve aussi bien dans le décor et les scènes que dans la langue elle-même.
Au début des années 90, j’ai personnellement engagé un travail de traduction avec le peintre Tighilt Rachid du village d’Agouni n’Teslent dans un cadre un peu spécial : il s’agit de la bande dessinée. Mordu du dessin et des phylactères, Rachid forma le projet de soumettre La terre et le sang à l’architecture et aux dialogues de la bande dessinée. Je me souviens que pour trouver l’équivalent du verbe ‘’se terrer’’, il a creusé dans sa fertile cervelle de montagnard quelque trois ou quatre jours. Il n’accepta aucune approximation convaincu que l’équivalent existait. Quelle ne fut sa joie le jour où il me l’annonça dans son salon familial qu’il avait transformé en atelier de peinture. Chacun ayant eu par la suite son parcours particulier, le projet tomba à l’eau. L’on a eu vent d’autres projets de traduction, à l’exemple de celui de Ferhat Mehenni, sans que cela aille jusqu’à la publication.
La première traduction mise en vente, c’est celle réalisée par Moussa Ould Taleb, Mmis n igellil, sortie la première fois (en 2004) aux éditions du HCA et que nous avions présentée dans
Dans la présentation de la première édition, nous écrivions : "Dans cette entreprise de réhabilitation de la langue berbère en général et du kabyle en particulier, qui mieux que l’œuvre de Feraoun se prête à l’exercice de traduction ? Certains parlent même de travail de restitution tant le texte de Fouroulou ‘’respire’’ partout
Amar Naït Messaoud (La dépêche du Kabylie)
Tajmilt i Dda Lmulud : Amussnaw nni...
Furar 1989 - Furar 2007 : Amulli wi 18 n tmettant n Mouloud Mammeri